Humanité

09 Juin 2000 - INTERNATIONAL

          Un général allemand accuse l'OTAN

          Kosovo. Un an après l'arrêt des bombardements de l'OTAN.
          Un des responsables de l'OSCE rompt le silence et affirme
          qu'une solution politique restait possible pour régler les
          problèmes du Kosovo.

          Heinz Loquai dénonce l'attitude des dirigeants occidentaux
          qui ont privilégié le recours à la force et ' laissé tomber '
          son organisation, chargée par la communauté internationale
          de trouver une issue pacifique au conflit. Entretien.

          Vous dîtes dans votre livre que la guerre aurait pu être
          évitée au Kosovo. Sur quoi fondez-vous cette thèse ?

          Heinz Loquai. Les chances d'une solution pacifique au
          conflit étaient particulièrement importantes à l'automne
          1998. La direction yougoslave avait pris des engagements
          concrets pour des négociations politiques avec les Albanais
          du Kosovo et avait entamé un retrait de ses troupes
          militaires et policières. Elle avait en outre accepté de
          laisser le contrôle international du respect du processus
          induit par l'accord en autorisant le déploiement de quelque
          2 000 vérificateurs de l'OSCE. Des bases solides existaient
          ainsi pour un cessez-le-feu dont la mise en application
          serait surveillée par une organisation internationale. Dans
          l'hypothèse où cet armistice tenait, il existait une chance
          bien concrète pour une solution politique.

          Mais est-ce que la partie yougoslave s'est tenue à ces
          accords ?

          Heinz Loquai. Oui, les Yougoslaves s'y sont d'abord tenus.
          Et cela fut confirmé y compris par l'OSCE et l'OTAN. Ainsi
          par exemple le ministre des Affaires étrangères allemand,
          Joschka Fischer a-t-il pu déclarer devant la session du
          Bundestag du 13 novembre 1998 que le retrait des troupes
          yougoslaves et des unités paramilitaires était largement
          réalisé.

          Pourquoi alors cette voie politique n'a-t-elle pas abouti ?

          Heinz Loquai. Pour essentiellement deux raisons : D'une
          part on n'est pas parvenu à infléchir les Albanais armés
          (l'UCK - NDLR) vers un cours pacifique. D'autre part
          l'OSCE n'était pas en état d'envoyer suffisamment d'experts
          pour la surveillance du processus au Kosovo.

          Ce fut donc un échec de l'OSCE ?

          Heinz Loquai. On ne peut pas dire ça. Les Etats membres
          avaient confié à l'OSCE une mission extrêmement difficile.
          Et ils ont ensuite laissé tomber l'organisation. On n'a pas fait
          d'efforts - à de rares exceptions prés - pour appuyer l'OSCE
          en lui envoyant rapidement du personnel et du matériel.

          Voulez-vous dire que l'on a sciemment laissé échouer
          l'OSCE pour ensuite faire entrer l'OTAN dans le jeu dans un
          rôle de ' sauveur ' ?

          Heinz Loquai. Je n'exclus pas une telle intention même si je
          ne peux pas en prouver l'existence. Il est particulièrement
          frappant cependant de constater que des voix aux Etats-Unis
          ont très vite parlé d'un échec de l'OSCE et propagé l'idée
          d'une solution militaire. Ainsi les Américains ont-ils
          revendiqué le 1er février 1999 au sein du conseil permanent
          de l'OSCE des mesures pour le retrait rapide des
          observateurs internationaux en liaison avec les menaces de
          frappes. La France se montrait alors encore réticente à de
          telles mesures en avançant l'argument que l'on se trouvait
          encore à un autre stade, dans une logique de négociations.

          Quand l'Alliance a-t-elle commencé à jouer un rôle actif
          dans le conflit ?

          Heinz Loquai. Au printemps 1998 où les premiers plans
          pour une intervention militaire ont été échafaudés.
          L'initiative en revenait à quelques Etats européens. Les
          Etats-Unis se sont montrés d'abord réservés.

          On n'est cependant pas resté longtemps dans cette
          configuration-là.

          Heinz Loquai. Non, au fil du temps les Etats-Unis sont
          passés dans un rôle qui n'était pas seulement dirigeant mais
          aussi dominant. Ils déterminaient l'orientation et la vitesse
          des processus de décisions dans les organes de l'OTAN.
          Une fréquence élevée des sessions de ces organes leur a
          permis d'accélérer la marche des décisions.

          Voulez-vous dire par là que les Européens n'exerçaient plus
          d'influence sur les décisions ?

          Heinz Loquai. L'influence des Européens était très limitée.
          Les Etats-Unis jouaient absolument les premiers rôles. La
          ministre des Affaires étrangères américaine maîtrisait
          souverainement ce terrain. Elle s'imposait sur toutes les
          questions essentielles. C'était vrai aussi bien pour les
          décisions prises au sein de l'OTAN que pour les
          négociations de Rambouillet.

          Les Etats membres de l'Alliance atlantique ont justifié la
          guerre contre la Yougoslavie par la nécessité d'empêcher
          une catastrophe humanitaire. Quelle était la situation au
          Kosovo à la veille des frappes ?

          Heinz Loquai. Il y régnait une cruelle situation de guerre
          civile. Des deux côtés, on violait les règles humanitaires, et
          on aspirait à imposer une solution par des moyens
          militaires. Cependant tous les rapports de l'OSCE et des
          experts militaires de cette époque montrent aussi qu'aucune
          action visant à des expulsions massives et systématiques des
          populations civiles albanaises avait été déclenchée. La
          population civile, serbe et albanaise, souffrait des
          retombées des combats et d'actes de violence isolés.
          D'après tous les rapports dont j'ai eu connaissance les
          expulsions et les cruautés de grande envergure contre la
          population albanaise n'ont commencé qu'après les frappes
          de l'OTAN.

          Le ministre allemand de la Défense, Rudolf Scharping, s'est
          rendu célèbre durant le conflit en brandissant un plan dit '
          Fer à cheval '. Ce document - qui fut aussi abondamment
          utilisé par de nombreux media occidentaux et par d'autres
          partenaires européens de l'Alliance pour justifier les
          frappes -, était sensé prouver l'existence d'un plan, établi de
          longue date par Belgrade, pour expulser les populations
          albanaises. Vous émettez de sérieux doute sur l'existence
          même d'un tel plan. Pourquoi ?

          Heinz Loquai. Les soi-disant preuves du ministre sont si
          faibles et si contradictoires que l'on ne peut qu'avoir des
          doutes qu'il ait eu un tel plan entre les mains. Tous les
          éléments qu'il a livrés par la suite au compte-gouttes,
          contraint par la forte pression de l'opinion publique, ne font
          que renforcer ces doutes. Et même l'argument tardif selon
          lequel il fallait bien qu'il existât un plan pour expulser plus
          d'un million d'Albanais du Kosovo ne saurait convaincre.
          La plus grande partie des réfugiés et des expulsés albanais
          n'a-t-elle pas réintégré en l'espace de quelques semaines le
          Kosovo, de manière très spontanée. Sans aucun plan.

          Quel était dans ces conditions, selon vous, l'objectif réel de
          l'intervention militaire de l'OTAN ?

          Heinz Loquai. L'OTAN s'est de plus en plus investie dans le
          conflit. Son rôle à venir paraissait être en jeu. Elle se
          sentait de toute évidence confrontée à une sorte d'examen de
          passage. Il s'agissait en outre de mettre sa capacité à
          déployer, dans la pratique, une stratégie d'intervention
          offensive.

          Voulez-vous dire par là que l'OTAN a sciemment décidé
          d'en venir à une guerre ?

          Heinz Loquai. Je ne vois pas les choses ainsi. L'objectif de
          l'OTAN fut d'abord de l'emporter grâce à une simple
          menace militaire. Cependant les Etats membres n'étaient pas
          prêts non plus à négocier les points de leurs exigences les
          moins acceptables par la direction yougoslave, pour éviter
          une guerre. L'opinion dominante c'était aussi alors qu'une
          courte période de frappes suffirait pour contraindre
          Belgrade.

          Au total, votre analyse très critique vis-à-vis de l'OTAN ne
          vous conduit cependant pas à minimiser les responsabilités
          du pouvoir yougoslave ?

          Heinz Loquai. Effectivement. La partie yougoslave a misé
          pendant des années sur une oppression des Albanais du
          Kosovo et non sur une solution politique du conflit. Les
          actions yougoslaves contre l'UCK étaient d'une violence
          disproportionnée. Belgrade porte une très haute part de
          responsabilités. Simplement ce que j'affirme c'est que les
          directions politiques des pays de l'OTAN en portent
          également une pour cette guerre.

          Y a-t-il selon vous des chances pour que les hommes
          politiques occidentaux tirent des leçons de cette très
          malheureuse affaire ?

          Heinz Loquai. Oui, cependant je crains que pour beaucoup
          ce ne soient de mauvais enseignements. Les gouvernements
          occidentaux sont apparemment persuadés qu'ils ont agi
          comme il fallait. Ainsi donc on peut avoir toutes les raisons
          de craindre qu'ils misent, à l'avenir, sur de nouvelles
          interventions armées pour résoudre des conflits politiques
          ce qui constitue une méthode erronée et regrettable.

          Propos recueillis par

          Bruno Odent